» Dès lors, nous avons pensé qu’il fallait les remplacer par des truffes vierges. Le cavage, autrement dit : la recherche des truffes ! Ses amis répondent que le talent rachète tout, et que c’est l’art ici qu’il faut voir, la sûreté de l’art, la vigueur du style, sans se préoccuper du fond. C’est ce qui arrive lorsque ce grain pollinique est placé, par une cause ou une autre, sur les papilles stigmatiques. Satire, ai-je dit, au sens même que les anciens attachaient à ce mot, une sorte de pot-pourri d’éléments de toutes sortes (farrago) tel que le plus grand des satiriques l’a défini lui-même, au début de son œuvre si diverse par le sujet, si puissante par son génie, et pour tout dire, grande comme son âme. À ces heures de débat intérieur, comme Truffle pour la chasse fixer la limite et la mesure qu’elle avait peur, vis-à-vis d’elle-même, de dépasser, elle remplissait des pages, dans lesquelles elle confiait à la mémoire du papier une sorte de journal religieux qui gardait, notées, les confessions de cet esprit, et de son passage presque fatal d’un théisme nuageux à un catholicisme rationnel. L’auteur abuse peut-être des descriptions, mais ces descriptions, du moins, rendent les choses sensibles, au lieu de les cacher sous des plaques de couleur et guide ultime des truffes énumérations de détails.
C’est comme une succession de générations spontanées dont l’origine ne se voit pas, dont le lieu n’est nulle part. Juvénal, même si nous faisions la part du latin « qui brave l’honnêteté », Juvénal va cent fois plus loin que M. Flaubert dans la peinture de la dépravation romaine ; mais il est en colère, ce sottisier sublime, et sa colère nous gagne ; elle est toute la moralité de son œuvre. Le récit commence un peu avant la révolution de 1848, les scènes qui le terminent ont eu lieu dans l’hiver de 1868. Ce serait donc la physionomie des vingt-cinq dernières années que M. Flaubert aurait prétendu reproduire. Au lieu d’élever ce cœur, de l’épurer et de l’affermir, il le dégrade : c’est une éducation à rebours. J’ai laissé cette pâte dans un lieu chaud pendant une heure, je l’ai fait porter ensuite au four pour cuire, et j’ai eu un pain doré, levé, très blanc, de bonne odeur, n’ayant d’autre défaut que d’être un peu fade, défaut que quelques grains de sel corrigeaient bien vite… L’auteur est trop haut placé, il est un artiste trop considérable pour prendre plaisir aux louanges banales, et il sait trop bien le cas que je fais de son talent pour ne pas voir un hommage dans la liberté avec laquelle je rendrai compte de l’impression que m’a laissée son livre.
Tandis que les lecteurs vulgaires, alléchés par les licences où s’est trop souvent complu le talent descriptif de l’auteur, n’y rechercheront que le scandale, d’autres voudront voir si M. Flaubert a révélé dans ce nouveau livre ce que j’appelle sa philosophie, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait du monde et de la destinée humaine… Un autre mérite du livre de M. Flaubert, et son mérite capital, c’est qu’il est acte d’écrivain. C’est la même façon heurtée, saccadée, le même art de briser son récit, de passer brusquement d’une scène à une autre, d’accumuler les détails tout en supprimant les transitions. Contremont, C’est proprement deuers amont, Sursum versus, Dont l’opposite est Contre val, ou Contre bas, Deorsum versus, Mais il se prent aussi pour amont simplement, comme, Aller contremont la riuiere, Aduerso flumine nauigare, Laquelle façon de parler semble estre imitée des Grecs, qui disent pour ce mesmes, comme Euripide en ce vers allegué par Cicero és Epistres ad Atticu liure XV., Sursum versus sacrorum fluminum feruntur fontes, Aller contreual l’eau, Secundo flumine nauigare, Ce qu’on dit amont & aual l’eau. Il faut qu’il rende la nature, qu’il s’y attache ; il ne saurait jamais la serrer de trop près, car le fond de l’art, c’est l’imitation ; l’imitation est sa raison d’être, et l’idéal pur, à supposer qu’il pût se concevoir, ne serait que rêve et chimère.
Mais, en même temps, il faut que l’art choisisse, parce qu’il faut qu’il fasse beau, parce qu’il faut qu’il intéresse. Le livre n’est pas arrivé à son premier quart que notre jeune homme hérite d’une belle fortune, et a entrevu à peine Mme Sophie Arnoux qu’il prend feu pour elle, en véritable écolier, et qu’elle se laisse attirer à la flamme, sans y prendre garde. Le livre de M. Flaubert est la confusion des genres ; il veut être un roman, il est une satire. Prenez le livre de M. Flaubert. Et sans parler de langue exquise, ce qui serait, en effet, un peu hors de place ici, je ne puis être insensible, en ouvrant l’Éducation sentimentale, à la précision et à la clarté du style de M. Flaubert. Si ce titre de l’Éducation sentimentale signifie quelque chose, il est une satire indirecte de la génération rêveuse qui, de 1825 à 1845, occupa la scène littéraire, et qui, dans la poésie, dans le drame, dans le roman, exprima si tumultueusement toutes les ardeurs de la passion. On dirait une suite de médaillons, une collection de photographies, admirables épreuves, il est vrai, découpées dans la réalité à l’emporte-pièce, d’une pleine lumière, mais dont chacune est là pour son compte…